J’arrivais devant la large grille du manoir. Ce mois de décembre était particulièrement , et ma soudaine immobilité me fit frissonner. Je passais ma main entre les ferronneries du portail pour actionner la sonnette. J’avais été appelé pour venir au chevet du baron qui, m’avait-on dit, était au plus mal. La porte s’ouvrit et la gouvernante, traversant l’allée de tilleuls vint m’ouvrir la grille.
Je la suivais jusqu’à la porte de la demeure tandis qu’elle m’exposais la situation. Le baron s’était trouvé mal peu après le déjeuner ce jour là. Il commença par se plaindre de douleurs aux ventre, puis fût transporté dans son lit, lorsqu’il ne fût plus en mesure de se déplacer.
Heureusement que le manoir était équipé du téléphone et que Louis, le fils du baron avait été en mesure de transporter son père, car la demeure était éloignée de tout et seul le baron était apte à conduire l’automobile garé dans l’allée. Elle me confia qu’elle trouvait son état fort préoccupant, mais qu’elle essayait de dissimuler ses craintes devant le fils du baron et sa propre fille.
Une fois entré, je gagnais la chambre du patient afin de l’ausculter. Il ne me fallut pas longtemps pour découvrir qu’il avait tout simplement été empoisonné. Toutefois, craignant la réaction d’un présumé coupable, je décidais de garder ma découverte pour moi-même le temps d’en apprendre plus sur les occupants de cette maison.
Une tempête de neige arriva à point nommé et m’offrit une excuse parfaite pour éviter de rentrer à mon cabinet et surveiller les événements au manoir. Je remerciais dame Nature pour cet heureux hasard et commençais à discuter avec la gouvernante afin d’en apprendre plus sur l’histoire de la famille.
Elle m’apprit que la femme du baron était morte quelques années plus tôt et qu’il l’avait alors contacté afin qu’elle entre à son service. Depuis, ils vivaient tous dans le manoir où les jours s’écoulaient paisiblement, partagés entre la lecture, les promenades et l’entretien de la propriété.
Je sentais une certaine émotion dans sa voix, lorsqu’elle parlait du baron.
Je prétextais un besoin de connaître les antécédents familiaux afin de m’entretenir avec le fils du baron. Je le surpris dans le salon en pleine conversation avec Sophie, la fille de la gouvernante. Il me semblait évident que tous deux en était au prélude d’une histoire qu’ils rêvaient d’écrire à quatre main.
Il me parla de la mort de sa mère, je sentais aux vibrations de sa voix qu’il s’agissait encore un sujet sensible pour lui. Il m’expliqua que son père jusqu’alors jovial s’était brusquement racorni, qu’il était devenu extrêmement sévère et renfermé. A sa façon se s’exprimer, il était clair qu’il en voulait énormément à son père et qu’il nourrissait de la haine envers lui.
Prenant congé du fils, je feignais de me perdre dans le manoir pour trouver sa chambre. Je ne fus pas tout à fait surpris d’y trouver dans une poubelle, des spécimens d’amanite citrine. Un champignon que les néophyte confondent souvent avec l’amanite phalloïde en raison de son aspect, bien qu’il n’en partage pas l’effet létal.
Cette découverte confirmait mon diagnostic selon lequel, le pronostic vital du baron n’était pas engagé. Je choisis donc de partager mes conclusions avec la gouvernante.
Lorsque je lui exposais les faits, elle fondit en larmes. Elle m’expliqua que son engagement par le baron n’avait rien d’un hasard, qu’ils se connaissaient de longue date et qu’ils s’aimaient passionnément. Le baron, qu’on comptait au nombre des héros de la nation, se devait d’être vertueux et bien que la mort de sa femme leur permit de se rapprocher, il se refusait à avouer publiquement leur idylle. Ce lourd secret lui pesait, c’est pourquoi il s’était renfermé et n’avait plus de contacts avec l’extérieur.
De plus, les discrets amants étaient informés de l’amour qui animait leurs enfants respectifs et se refusaient à leur fermer les portes d’un bonheur futur. Elle m’expliqua que le baron avait trop honte de son comportement pour s’en ouvrir à son fils, et que ce dernier avait interprété l’humeur maussade et l’irritation permanente de son père comme un refus définitif de sa liaison avec Sophie.
Louis, qui avait surpris la fin de notre conversation fut pris de sanglots et courut au chevet de son père, le priant d’accepter ses excuses. Je leurs expliquais que ses jours n’étaient pas en danger et qu’ils ne l’avaient d’ailleurs jamais été.
Le baron se sentant en meilleur forme nous venir à ses côtés. Il prit la main délicate de Sophie dans ses grosses mains, et regardant son fils dans les yeux il lui dit:
_ « C’est à moi de te présenter des excuses, je savais ce que tu ressentais pour Sophie, mais tu ignorais dans quelle position mes mettaient tes sentiments. J’aurais dû te parler avant. Saches que je ne te ferais pas obstacle. Quant à vous docteur, auriez-vous l’amabilité de garder tout cela secret ? Je ne souhaite pas attirer l’attention sur notre famille. D’autant qu’il n’y a eu aucune conséquences fâcheuses. »
Le lendemain je quittais le manoir en laissant ses occupants dans leur abîme de solitude et de secrets partagés, mais en sachant qu’ils pourraient vivre heureux.